22.3.09

L’honneur de René Guénon et l’Orient Orthodoxe

Par Thierry JOLIF

L’honneur de René Guénon est d’avoir eu raison contre son temps, mais aussi de n’avoir pas dévié du sens de sa mission ; à savoir : “réorienter” ce qui pouvait l’être dans le monde moderne. Le fait de constater que, à strictement parler, la modernité est, en fait, “l’occidentalité” elle-même a déjà été largement débattu et, si d’aucuns, lecteurs attentifs de Guénon, ont pu juger opportun de déclarer que la vision guénonienne de l’Orient était par trop partiale, voir partielle et subjective, il n’en demeure pas moins incontestable que, ce qu’il y a de “moderniste” dans les civilisations orientales depuis une centaine d’années a, bel et bien, pour origine l’Occident, au sens le plus large.

Outre cette réserve, il est également de bon ton aujourd’hui, que chacun de ceux qui se mêlent d’écrire sur et autour de la Tradition, y aillent de son petit paragraphe “personnel” sur l’erreur de Guénon, c’est-à-dire son “analyse” du Christianisme et de l’ésotérisme chrétien en particulier.

Il semble bien, en effet, qu’un certain nombre de lecteurs de René Guénon connaissent quelque troubles dans leur “tentative” de concilier christianisme et “guénonisme”, comme si l’un et l’autre pouvait avoir une commune mesure.

Nous voudrions rappeler ici, tout d’abord, deux données essentielles. Primo, c’est la plus simple à dire et à entendre : le “guénonisme”, précisément n’existe pas et n’a pas même à exister. René Guénon a “appelé” ceux qui le pouvaient à reprendre un contact vivant avec leur, ou une, tradition vivante. Il a exposé très clairement, et magistralement selon nous, pourquoi et comment ! Secundo, il a, précisément, exposé et explicité cela à l’intention particulière des “occidentaux”. On a déjà, et avec force raison, écrit, et dit, que l’œuvre de René Guénon était inutile, voir superfétatoire, pour, par exemple, un moine de l’Athos, un initié soufi ou taoïste ou encore un lama bouddhiste. Tout au contraire est-elle strictement nécessaire aux occidentaux qui, en toute logique, devraient être chrétiens …

Le problème, si c’en est un, est justement là ; car, lorsque René Guénon écrivait et vivait encore en France, que lui fut-il donné de rencontrer en la matière ? Des chrétiens certes, mais d’une part Francs-Maçons, gnostiques, “hermétistes”, symbolistes ou occultistes et, d’autre part néo-thomistes … Et, René Guénon, “témoin et passeur de la Tradition” d’écrire pour ou contre ces gens-là très spécialement. Négativement pour opposer à toutes les influences délétères la clarté des enseignements sapientiaux ; positivement pour rappeler énergiquement l’aspect proprement essentiel, donc éminemment vital, de ces enseignements.

En toute logique, si cela devait être fait c’est qu’il manquait bien quelque chose ! La confusion des ordres et des domaines résultait bien de ce manque cruel. Et nous pouvons affirmer avec René Guénon que ce qui manquait c’était bien, en définitive, le sens de la Tradition, sa présence et le lien qui y unit. Quand à savoir d’où et de quand provenait cette perte … la réponse aussi faisait défaut !

L’Orient est vaste. Celui auquel s’abreuva René Guénon fut celui de l’Inde, celui de la humma musulmane, du Taoïsme aussi … mais il y manqua celui de l’Orthodoxie ! Lui en faire le reproche aujourd’hui serait abusif et ce, d’autant qu’il avait, par ailleurs, judicieusement cerné les causes du problème soulevé par la compréhension de l’ésotérisme chrétien en Occident.

Il semble bien, en effet, que le passage d’une tradition “polythéiste” à la voie “monothéiste” n’ait pas été vécu aussi douloureusement en Grèce, puis dans les pays slaves, « lorsque Byzance répandit la flamme de la foi dans l’espace hyperboréen », pour reprendre l’heureuse formule de Serge Boulgakov ; qu’il le fut en Occident où, par ailleurs, il advint que, plus tard, le christianisme s’incorpora, plus qu’ailleurs le légalisme romain. Avant même l’avènement glorieux de la voie christique, toutes les initiations plus ou moins orthodoxes, se tenaient, à Rome, face à ce “légalisme politico-religieux” et opposaient à son ritualisme, certes nécessaire, les voies spirituelles visant rien moins qu’à l’intériorisation, par chaque initié, de l’enseignement le plus subtil des religions.

L’Eglise, de par sa vocation “universelle”, vocation “unifiante”, dût donc trouver et tâcher de conserver un subtil équilibre entre “religiosité politique et légaliste” et voie spirituelle vivante et doctrine “intériorisante”. Deux attitudes s’affirmait qui ne tardèrent pas à s’opposer, jusqu’à la rupture … « la robe sans couture fut déchirée » !

Dans son ouvrage, Le Graal roman[1], Nikos Vardhikas, pressent bien le mythe et les légendes du saint Graal comme un ultime soubresaut de la Tradition indivise … L’origine celtique, aujourd’hui reconnue, de ces légendes semble donner raison à ce pressentiment. En effet, les Eglises dites celtiques, gardèrent, par delà le respect et l’obéissance du à Rome, de profonds rapports avec l’Eglise d’Orient et sa théologie. Le Grec fut, par exemple, à égalité avec le Latin, la langue de diffusion de la théologie en Irlande (certaines paroisses pratiquaient même des Liturgies en langue grecque …)[2] …

On connaît assez les différents qui opposèrent les tenants de la tradition “romaine” et ceux de l’irlandaise (ou celtique), sur la date de Pâques, la Liturgie et même la conception du monachisme … mais on constate trop peu souvent que c’est après l’acceptation des normes “romaines” que commencent à fleurir les légendes arthuriennes, c’est aussi peu de temps après le grand schisme[3] … Mais nous trouvons également dans cette continuité les origines, admises par certains, de la Franc-Maçonnerie organisée[4], que l’on lie, le plus souvent, et sans “preuves tangibles”, avec l’Ordre du Temple … Mais, nous n’aurons pas ici le temps d’aller plus loin dans cette voie. Toutefois, nous voulons, précisément attirer l’attention de nos lecteurs sur ce point que, René Guénon, avait, bel et bien raison de reconnaître l’ésotérisme chrétien dans le foisonnement de ces récits … ce qui manqua ce fut l’essentiel, à savoir la possibilité de revivifier l’enseignement qu’ils contenaient. Mais, les choix faits par l’Eglise d’Occident, au lieu de ramener à Elle et en Elle ces précieux enseignements, les en éloignèrent plus encore, et ceux-ci se cristallisèrent dans des formes diverses, selon les milieux rencontrés pour aboutir à l’opposition flagrante d’un exotérisme et d’un ésotérisme, tous deux se figurant être “absolu et unique”[5]. Et, cela René Guénon l’a constaté ! Ce que certains lui reprochent aujourd’hui tient au fait de cette réalité historique et spirituelle … l’honneur de René Guénon c’est aussi d’avoir tenu compte de ces réalités-là dans la perspective et la mission qui étaient siennes …

Afin d’étayer notre propos nous voudrions nous arrêter sur la notion de “Paternité spirituelle”. En effet, si René Guénon a continuellement insisté sur l’importance de la transmission traditionnelle de la spiritualité la plus pure, ce n’est pas un hasard et, si cette notion se trouve, bien que parfois masquée par des développements aventureux, au cœur des récits arthuriens ce n’est pas, non plus, par hasard …

Or, la spiritualité Orthodoxe, à toujours offert la possibilité de l’épanouissement de cette notion primordiale.

Les conseils des différents ermites aux chevaliers, dans les récits arthuriens, s’apparentent tous, de près ou de loin, à la tradition des la prière perpétuelle et de la théosis. Ces saints personnages, en tout cas, ressortissent bien de l’image couramment admise du “Père spirituel”.

Ignace Brianchaninov appelle la paternité spirituelle : le « sacrement de filiation ». Il précise d’ailleurs, en accord avec la tradition Orthodoxe, qu’un Père spirituel n’est pas « un maître qui enseigne mais un “père” qui engendre ».

En outre l’Eglise reconnaît, dans son usage du mot “père” deux traditions distinctes : d’une part la “paternité fonctionnelle” (qui remonte à saint Ignace d’Antioche) qui fait que l’on appelle “père” tout Evêque ou prêtre en fonction de son sacerdoce ; d’autre part la “paternité spirituelle”, proprement dites, qui remonte aux Pères du désert, moines ou laïcs (saint Antoine, par exemple, était un laïc). Plus proche de nous dans le temps, Paul Evdokimov rappellera, quant à lui, que la condition essentielle qui légitime un Père spirituel c’est « d’être d’abord devenu soi-même pneumatikos ». Saint Syméon le Nouveau Théologien disait lui : « Pour donner l’Esprit Saint il faut l’avoir ».

Il se révèle donc, à travers cet usage du terme “père”, deux pratiques qui rejoignent ce que René Guénon nommait, faute de mieux, de son propre aveux, l’exotérisme et l’ésotérisme ou, la religion fonctionnelle et la voie spirituelle d’intériorisation, d’indentification et d’Union, les deux n’étant, dans ce cas, nullement en contradiction ou en opposition l’une avec l’autre[6].

Paul Evdokimov rappelait également, et fort opportunément, que, selon les Pères : « tout croyant peut se faire “moine intériorisé” et trouver l’équivalent des vœux monastiques, exactement au même titre, dans les circonstances personnelles de sa vie, qu’il soit célibataire ou marié ». Ce qui est parfaitement affirmé par l’Eglise d’Orient pour laquelle tout baptisé passe, lors du sacrement de l’onction chrismale, par le rite de la tonsure qui le consacre entièrement au Seigneur. Ce rite, analogue au rite monastique, invite chacun à retrouver le sens du monachisme “intériorisé” que le sacrement enseigne à tous mais que tous ne peuvent réaliser …

Ces minces réflexions s’ajouteront, nous l’espérons, aux notes sur l’Hésychasme de Michel Valsan, et contribueront, si Dieu le veut, à faire apparaître que, contrairement à ce qu’une actuelle tendance, en Europe occidentale, voudrait faire accroire, la “pensée” traditionnelle revivifiée par René Guénon, ne s’oppose en rien à la véritable tradition chrétienne, mais que, bien au contraire, celle-là pourrait, fort opportunément, éclairer celle-ci (dans l’aire occidentale) sur ce qu’elle a manqué de conserver au cours de son “évolution”.

En conclusion, tout ceci démontre bien, nous semble-t-il, à qui connaît, en profondeur le message de René Guénon, à quel point ce dernier est tout à fait conforme à la tradition “orientale” du Christianisme !

(Paru, en roumain ; « Meritul lui René Guénon si Orientul Ortodox » in Oriens, Studii traditionale, Niome si Rostiri René Guénon, Edition Aion, 2006.)

[1] Nikos Vardhikas, Le Graal roman, 1997, Jean Curutchet / Editions Harriet…

[2] Par exemple le grec dit littéralement “triade” pour Trinité … ce qui ne devait pas manquer de constituer un attrait particulier pour les premiers théologiens et mystiques de l’Eglise d’Irlande

[3] La théorie des deux Glaives et la conception même d’un saint Empire, sont étrangers aux doctrines traditionnelles des Celtes. La conception celtique de l’Autorité spirituelle et du Pouvoir temporel fut bien plus proche de celle de l’Empire Byzantin et de la symphonie des Pouvoirs. Les traditions romaines et germaniques, dominées par une spiritualité à forte connotation kshatriya, ont imposées leurs perspectives dans les domaines spirituels et temporels. Elles ont forgés l’Occident !

[4] En Ecosse, par ailleurs, pays aux origines celtiques …

[5] Si le Pape, possède bien les attributs de Janus, dieu des initiations, pourquoi donc celles-ci devraient avoir besoin de s’organiser hors de l’Eglise, cherchant une arche autre que l’Arche ? Les évêques Orthodoxes, choisis parmi les moines, ont conservés sur leurs bâtons pastoraux le Caducée … symbole « hermétique » et, donc, ésotérique s’il en est …

[6] « Nous dirons, en précisant, que si un mystère n’est pas un secret, cela est particulièrement vrai du mystère chrétien, continuant la condition même du Dieu Incarné, à la fois offert dans sa plénitude à chacun, et invisible pour ceux qui ne le voient pas. On est, essentiellement dans un autre univers que celui de la doctrine ésotérique protégeant, par une initiation secrète, sa “vérité universelle” contre les psychiques et les hyliques. La distinction, elle-même extérieure, entre ésotérique et exotérique, est dépourvue de sens ici, car il ne s’agit plus d’une continuation cachée et niant le temps d’un passé sacré, mais d’une continuation de Présence, à chaque instant créatrice et vivifiante, - on dirait d’une contemporanéité de l’Esprit. ». Monseigneur André Scrima, cité in « Etudes et documents d’Hésychasme », Michel Valsan, Etudes Traditionnelles.

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